La nécessaire insurrection de la décence
A la veille de la deuxième guerre mondiale, l’écrivain allemand Bertolt Brecht écrivait un poème remarquable, adressé « à ceux qui naîtront plus tard » (An die Nachgeborenen). Le texte s’ouvrait avec la célèbre question : « Que sont donc ces temps, où parler des arbres est presque un crime puisque c’est faire silence sur tant d’atrocités ! »
« Ceux qui sont né plus tard » sont aujourd’hui témoins d’une des plus grandes catastrophes humanitaires depuis les temps de Brecht. Des centaines de milliers de migrants fuient la misère et la terreur des guerres civiles et des attaques barbares dans le Moyen Orient et le Nord d’Afrique, largement provoquées par les interventions militaires de l’Occident et soutenues par son industrie d’armement. Ils essaient tous les jours de traverser la Méditerranée ou la Manche, tombent dans les prises des passeurs criminels et meurent par centaines sans jamais arriver en Europe. Et pendant ce temps, les pays européens dépensent des dizaines de millions d’Euros pour construire des murs et bloquer les voies d’accès, et se renvoient les quelques milliers de migrants qu’ils sont prêts à accueillir officiellement, les entassant dans des campements sous le soleil ardant comme en Autriche ou les cantonnant sous terre dans des bunkers comme en Suisse.
Et alors que la Méditerranée est en train de devenir un immense cimetière anonyme, les populistes d’ici se déchaînent sans retenue. Face au discours haineux sur le « chaos de l’asile », devenu thème principal de l’été préélectoral en Suisse ; face aux centaines de commentaires sur les réseaux sociaux souhaitant la noyade aux familles en fuite et la mort à ce qui survivent ; face à la banalisation du discours raciste et fasciste qui commence à se concrétiser dans plusieurs pays d’Europe par des attaques violentes contre des centres d’accueil de requérants d’asile ; face à la tentative de criminaliser les mouvements de soutien aux réfugiés, on ne peut que constater, comme le faisait Brecht il y a 80 ans avec effroi, un silence assourdissant.
Il y a des exceptions, heureusement. Telles les populations des communes du Sud d’Italie ou des Îles grecques, pour lesquelles l’accueil de migrants venus de la mer est un acte d’évidente humanité et solidarité. Telle la rédactrice en chef d’un téléjournal allemand qui, il y a quelques semaines, appelait publiquement à une « insurrection des personnes décentes » s’adressant à tous ceux qui pensent que les réfugiés ne sont pas des « parasites » qu’il faut « persécuter, brûler ou gazer ». Ou tel les mouvements de défense des requérants d’asile qui se battent pour des conditions d’accueil dignes et qui – faut-il le rappeler ? –ont choisi la rue comme bien d’autres mouvements avant eux, et notamment syndicaux, sans lesquels nous sombrerions aujourd’hui encore dans le Moyen Âge.
Les uns comme les autres s’attirent actuellement les foudres de bloggeurs, politiciens ou autres « faiseurs d’opinion », y compris dans les colonnes du journal Le Temps par la plume regrettable de Philippe Barraud, qui n’hésite pas de se moquer des « requérants d’asile érythréens et somaliens, professionnels de la revendication et de l’arrogance » et de nier la légitimité à tous ceux qui luttent pour les droits fondamentaux et la dignité de l’être humain. « Vraiment, je vis en de sombres temps ! », disait Brecht dans son poème se référant aux années 30. Que ceux qui n’ont pas le courage de les dénoncer aient au moins la décence de se taire face à ceux qui se battent pour les changer. Et que les autres demandent enfin avec insistance que la Suisse, et les autres pays d’Europe, ouvre ses portes aux réfugiés et leur garantisse des conditions d’accueil dignes.
Alessandro Pelizzari, Secrétaire régional Unia Genève